Nous apprenons à nos élèves à construire un triangle rectangle, un triangle isocèle et un triangle équilatéral, et la plupart finissent par y parvenir.
Mais tracer un triangle quelconque est un art, vous vous en êtes sûrement tous aperçus : au tableau, on n’y arrive jamais… Paradoxalement, c’est le triangle que nous exigeons le plus souvent de nos élèves, et c’est celui que nous ne leur apprenons jamais à tracer (en ce qui me concerne en tout cas).
Pourquoi est-ce si difficile ? je me suis posé la question, en me restreignant aux triangles sans angle obtus (dans ce cas c’est en effet très facile, mais il est souvent préférable de l’éviter).
Je veux donc tracer un triangle ABC quelconque. Pour fixer les idées, je choisis de nommer les sommets A, B, C de façon que AB>BC>AC.
Sur la figure suivante, j’ai placé un segment [AB], puis j’ai délimité la région du plan où doit se trouver le point C pour que les longueurs soient rangées dans l’ordre que je veux et pour que le triangle ne comporte aucun angle obtus. Les points du bord de cette région sont interdits : ils correspondent tous à des triangles particuliers.
Déjà, on n’a pas affaire à un boulevard.
Mais il reste un problème : si l’on s’approche trop des bords, on risque fort d’avoir un triangle "presque-rectangle" ou "presqu’isocèle" sur les bras, et allez expliquer aux élèves que votre triangle n’est pas isocèle quand tout le monde croit qu’il l’est…
Pour préciser un peu, j’ai estimé (très arbitrairement) que l’oeil ne pouvait distinguer deux longueurs que si elles différaient d’au moins 10%, et deux angles aigus que si leurs mesures différaient d’au moins 10% aussi (ce qui revient à dire, en gros, qu’un angle aigu de plus de 80° semble droit). Voici la peau de chagrin qui me reste alors :
C’est maigre !
Et encore, je ne suis pas sûr que mon estimation sur la précision de l’oeil soit très réaliste (sans compter qu’il faudrait nuancer : tout dépend de la figure, il y a des trompe-l’oeil qui vous feraient croire que deux segments de même longueur sont le double l’un de l’autre…).
Sur la figure suivante, vous pouvez faire varier le seuil de tolérance (que j’avais fixé à 10%) en utilisant le curseur : constatez vous-même : on ne peut pas dépasser un seuil d’environ 16,5%…
Si vous me laissiez abuser un peu, voici comment je résumerais ce qui précède :
Théorème
Bon, ça ne résout absolument pas le problème : comment tracer un triangle quelconque ? On pourrait chercher une construction à la règle et au compas du point "central" de ma région (celui où elle semble se contracter). En attendant d’en trouver une, voici comment tracer, sur papier quadrillé, un triangle quelconque :
Avec ces mesures, on est très près du point "central" (voir détails plus bas).
A première vue, la recherche du point central n’est pas très facile. Toute contribution sera la bienvenue.
Naïvement, j’ai commencé par prendre le problème du point de vue cartésien : les calculs (que j’ai fait faire par un logiciel de calcul formel) deviennent assez rapidement immondes, à moins que quelque chose ne m’ait échappé.
La région grisée sur la deuxième figure étant un "triangle" à côtés circulaires, j’ai commencé par calculer, en fonction du seuil de tolérance k, les coordonnées de deux des sommets de ce triangle. Il resterait alors à chercher pour quelle valeur de k ces deux sommets se confondent.
Voici les coordonnées du premier de ces sommets :
Je n’ai pas fait les calculs pour un deuxième sommet, mais a priori c’est encore plus nauséabond : il ne s’agira plus d’expressions rationnelles avec des radicaux, mais il faudra y faire intervenir des fonctions trigonométriques… Ce qui me fait penser (mais ça n’est encore qu’un pressentiment) que l’équation à résoudre pour trouver le seuil de tolérance maximal ne sera pas résoluble par les fonctions usuelles. Inutile d’ajouter que le point central ne devrait alors pas être constructible à la règle et au compas.
Pour illustrer la complexité des calculs en jeu, voici en couleurs les lieux des trois sommets du "triangle" circulaire quand on fait varier k (pour que ce soit plus sympa, j’ai fait varier k dans R tout entier) :
Joli, non ? observez la courbe rouge : elle n’a pas vraiment l’air d’une courbe rationnelle (ne semble-t-elle pas se recouper une infinité de fois ?)… Cela finit de me décourager de trouver une solution exacte.
Cela n’empêche pas, bien sûr, de chercher une construction approchée du point central. Celle que je propose en utilisant un quadrillage en est un premier exemple, on pourrait essayer d’en trouver une meilleure.
Pour commencer, demandons-nous dans quelle mesure la construction sur quadrillage vue plus haut est satisfaisante.
Je dispose d’une approximation à près des coordonnées de mon point central Z, obtenue grâce aux fonctions de résolution approchée de mon logiciel de calcul formel :
(le repère est orthonormé, l’origine est en A et le point B a pour coordonnées (1,0)).
Voici un schéma sur lequel j’ai représenté en rouge le point central Z et en noir le point W construit par la méthode du quadrillage :
On le voit, l’approximation est assez bonne, bien meilleure que ne pourrait le laisser supposer la grossièreté du quadrillage utilisé : l’écart au centre est seulement de 1,7% de la longueur AB.
Première piste de réflexion : pouvait-on faire mieux avec un quadrillage un peu plus serré ?
J’ai cherché, à l’aide d’un logiciel de calcul formel, le point à coordonnées rationnelles qui s’approchait le plus du point central tout en restant raisonnable… plus précisément, j’ai cherché le couple de fractions qui s’approchait le plus (au sens euclidien bien sûr) du couple des coordonnées de Z, tout en respectant les conditions (les dénominateurs devant rester raisonnables).
Le meilleur couple, dans ces conditions, est celui qui correspond à la construction vue plus haut, à savoir :
.
En plaçant un peu moins haut la barre du "raisonnable" (c’est à dire en s’autorisant des quadrillages plus serrés, ou des dénominateurs plus grands), j’ai constaté que le meilleur couple avec des dénominateurs inférieurs à 20 était le suivant :
qui correspond à une erreur de 0,32% seulement.
Mais pour construire le point correspondant à l’aide d’un quadrillage par la même méthode que ci-dessus, il faut déjà que le segment [AB] mesure carreaux (le PPCM des deux dénominateurs), ce qui n’est pas réalisable sur une feuille au format A4.
En s’autorisant des dénominateurs inférieurs à 60, le meilleur couple est :
pour une erreur de 0,12%.
Ce dernier couple a l’avantage sur le précédent d’exiger une longueur maximale de 47 carreaux seulement, ce qui est réalisable sur une feuille au format A4 à petits carreaux.
On trouve ensuite les couples :
pour une erreur de 0,096%
pour une erreur de 0,067%
qui ne sont pas réalisables sur papier A4…
… et je n’ai pas cherché plus loin, puisque les longueurs supérieures à 60 carreaux sont déjà trop grandes pour notre papier habituel.
Deuxième piste de réflexion : recherchons un point constructible à la règle et au compas s’approchant au mieux du point Z.
Quelques brefs rappels, non pas que ce soit vraiment utile, mais parce que c’est l’occasion de le faire (pour ceux qui veulent en savoir plus, je renvoie à l’excellente "Théorie des corps" de J-C. Carrega) : on appelle nombres constructibles à la règle et au compas les abscisses des points de la droite (AB) que l’on peut construire à partir d’un seul segment [AB] de longueur 1, par une suite finie d’utilisations de la règle et du compas. Un point du plan est constructible à la règle et au compas si et seulement si ses deux coordonnées (dans le repère orthonormé naturellement induit par le segment de départ) sont des nombres constructibles. L’ensemble des nombres constructibles forme un corps : il est stable par somme, opposé, produit (moyennant le théorème de Pythagore), inverse (théorème de Thalès). Mais il est aussi stable par racine carrée (Pythagore derechef) : c’est en fait le plus petit sous-corps du corps des réels qui soit stable par racine carrée (c’est une deuxième définition possible). Autre détail : tout nombre constructible est algébrique, et on peut démontrer que son degré algébrique sur Q est nécessairement une puissance de 2 (ce qui permet de prouver, par exemple, que n’est pas constructible, autrement dit que la duplication du cube est impossible).
Essayons d’être plus explicite (attention, ce qui suit est à lire avec méfiance…)
Les nombres rationnels sont constructibles. Nous avons déjà cherché les meilleures solutions à notre problème parmi les points à coordonnées rationnelles.
Comme l’ensemble des rationnels positifs est dénombrable, on peut les numéroter :
L’ensemble de tous les nombres du type , où n est n’importe quel nombre entier et où sont des nombres rationnels, est une extension de Q stable par addition, opposé, multiplication, inverse, bref c’est un corps. Bien sûr, il est encore dénombrable (on peut se rassurer en se disant qu’on ne sort jamais du corps des nombres algébriques).
On peut alors construire de la même façon une extension de (l’ensemble des où les et les sont dans ), puis une extension de , et ainsi de suite. La réunion des pour tous les entiers k est alors (si je ne me trompe pas grossièrement) la plus petite extension de Q stable par racine carrée.
Cette construction "par le bas" de l’ensemble des nombres constructibles me permet de donner du grain à moudre à ma machine : elle va savoir par quoi commencer… Plutôt que de chercher parmi tous les nombres constructibles, je vais la faire tourner sur les nombres de , et même seulement sur ceux qui s’écrivent (c’est déjà 12 variables entières, soit 12 boucles imbriquées… un algorithme naïf aurait une complexité en …).
Je ne me suis pas fatigué à chercher un algorithme performant ; voici les deux premiers résultats donnés par la machine pour des entiers a,b,c inférieurs à 10 (je vous épargne les résultats donnant une erreur supérieure à 1%) :
, erreur 0,61%.
, erreur 0,55%.
Je retiendrai ce dernier point, d’abord parce qu’il est plus proche de Z, mais aussi parce qu’il est plus économique en partage de segments (partage en 6 plutôt que partage en 9), et c’est ce qui prend le plus de temps dans la construction…
Voici une constuction très naïve de ce point sur papier uni :
… horrible, je vous l’accorde, mais je n’ai vraiment pas réfléchi : il y a peut-être une construction bien plus économique. Pour commencer, le partage en 6 pourrait se faire par un partage en 3 puis en 2 (le partage en 3 se fait assez simplement grâce à la propriété du centre de gravité, "aux deux tiers de la médiane"…).
Je m’arrête une seconde pour me poser une question que j’aurais dû me poser depuis le début : je suis en train de traquer le triangle "le plus quelconque du monde"… mais cette propriété ne fait-elle pas de lui un triangle très particulier ? si l’on poussait le vice jusqu’à s’interdire ce triangle-là et ceux qui lui ressemblent, on serait amené à enlever encore une petite région à ma surface grisée du tout premier schéma (mettons, pour simplifier, un disque de centre Z, de rayon variant avec k). Dans la région restante, il y aurait encore un ou plusieurs emplacements pour un "meilleur triangle quelconque". En poursuivant le même raisonnement, on pourrait s’interdire aussi ces triangles-là, et continuer à enlever de la matière à la région grisée… je vous laisse imaginer la région fractale qu’on obtiendrait au bout du compte…
PS : une piste pour continuer : ce document trouvé sur le site d’un mathématicien belge : Le Triangle des triangles
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